Vers une "poéthique-thérapeutique" !
Ce texte rédigé en 2021 dans le cadre de mon travail de diplôme en psychothérapie systémique propose de penser le changement thérapeutique en terme de nouvelle production narrative et poéthique :
”Dieu
dit […] et cela fut ainsi.”
(Genèse 1, 24)
Une des questions fondamentales que pose tout la réflexion autour des approches narratives est de savoir
comment le recours au récit, à la narration, peut créer du nouveau pour la
personne qui en est l’auteur, ou le co-auteur ? ”Dieu dit […] et cela fut
ainsi,” non raconte le premier livre de la Bible. Quel est donc ce pouvoir ontologique des mots ? Pour répondre à
cette interrogation, je me tournerai du côté de la philosophie du langage. Le
recours à la narrativité peut certes créer du « sens » en venant questionner
nos récits par la position d’extériorité du thérapeute ou en révélant l’« absent
mais implicite » du récit, pour reprendre le terme de Derrida, mais
fondamentalement, est-ce que le langage peut créer quelque chose de nouveau ?
D’un point de vue linguistique, il y a comme un paradoxe, puisque le langage,
par définition, est de l’ordre du commun, du convenu, de l’attendu. A moins de
cela, le langage cesserait d’être compréhensible. A plus forte raison si on se
souvient que dans le langage, le signifiant a perdu tout rapport logique avec
le signifié. Comment donc par le biais d’un langage qui a perdu toute fonction
de référence, pourrions-nous être transformés dans notre quotidien, nous et le
monde qui nous entoure ?
Et pourtant : ”N’espérons-nous
pas souvent que l’expérience thérapeutique parviendra à bousculer les
habituelles dispositions d’esprit et d’action dans lesquelles le client entre
en thérapie, à mettre l’imagination au travail de manière à libérer de
nouvelles sources de motivation, et à permettre au client de vivre de façon
plus harmonieuse avec le monde ? Que signifierait pour nous, en tant que
thérapeute ou que participants à des rapports quotidiens, l’introduction de la poésie
dans nos relations ? [je souligne]”
(Gergen, 2005 : 184-185).
Il est un domaine du langage qui
échappe en effet à la règle commune et qui a peut-être préservé son pouvoir de
créer du nouveau. Je pense à la poésie et à son langage métaphorique[1].
Pour le philosophe français Paul Ricœur, la poésie a ce pouvoir créatif en tant
qu’elle est révélatrice de réalités inaccessibles au langage ordinaire ”Traité
comme attribution bizarre, impertinente, la métaphore cessait de faire figure
d’ornement rhétorique ou de curiosité linguistique pour fournir l’illustration
la plus éclatante du pouvoir qu’a le langage de créer du sens par le moyen de
rapprochement inédits, à la faveur desquels une pertinence sémantique jaillit
soudain des ruines d’une pertinence préalable ruinée par son inconsistance
sémantique et logique” (Ricœur, 1995 : 45). Pour Ricœur, du moment que le
sens d’un récit s’est rendu autonome par rapport à l’intention subjective de
son auteur, ”[…] la question essentielle n’est plus de retrouver, derrière le
texte, l’intention perdue, mais de déployer, en quelque sorte devant le texte,
le « monde » qu’il ouvre et découvre” (Ricœur, 1995 : 56-57).
Pour Ricœur, le récit de l’autre est en fait une proposition de monde que je
pourrai habiter : ”Se comprendre, pour le lecteur, c’est se comprendre
devant le texte et recevoir de lui les conditions d’émergence d’un soi autre
que le moi, et que suscite la lecture” (Ricœur, 1995 : 60). Et parmi les
perspectives que nous offre le texte, pour Ricœur, c’est le langage poétique
qui ouvre le plus nos horizons. ”[…] la poésie […] fait voir ce que la prose ne
détecte pas ; en ce sens l’analogie n’est pas seulement un trait du
langage considéré dans ses structures internes, mais un trait du rapport du
langage au monde” (Ricœur, 1995 : 47). “[…] les énoncés métaphoriques et
narratifs, pris en charge par la lecture, visent à re-figurer le réel, au
double-sens de découvrir des
dimensions dissimulées de l’expérience humaine et de transformer notre vision du monde” (Ricœur, 1975 : 74).
Pour Gergen également, que j’ai
suivi tout au long de ce mémoire, “[…] Le défi de la poésie consiste à entrer
dans une relation qui puisse bousculer l’équilibre existant, et adoucir les
définitions pour développer des réalités alternatives : des manières de se
comprendre et de comprendre les autres qui sont obscurcies par la « vérité
objective de l’horrible »” (Gergen, 2005 : 190-191). Mais fidèle au
postulat constructionniste, Gergen ajoute : ”[…] la poésie ne peut être
créée ni par vous, ni par moi : elle naît du processus relationnel. Nous
donnons vie à la dimension poétique collectivement” (Gergen, 2005 :
190-191).
Aujourd’hui, les théoriciens de
la réception littéraire postmodernes s’attachent à démontrer le rôle
prépondérant du lecteur dans l’acte de lecture, à savoir qu’une diversité de
sens peuvent être attribués à un texte littéraire ou poétique, selon les
intérêts du lecteur, ses valeurs, son idéologie, etc. Ricœur dira que la
subjectivité du lecteur n’est pas plus maîtresse du sens du texte que celle de
l’auteur (1975). Selon la belle formule de Proust, face au récit, le lecteur
est avant tout invité à devenir « lecteur de lui-même ».
Mais l’« effet » du
texte ne se limite pas pour le lecteur à ouvrir le champ des possibles par le
recours à la poétique, nous offrir un monde que l’on pourrait habiter, selon
les termes de Ricœur. Pour le philosophe (1995), au « voir-comme » le
monde du texte nous en fait la proposition, correspond un
« être-comme » d’ordre extra-linguistique-ontologique révélé par le
langage poétique. Pour Ricœur, la métaphore textuelle tend vers une
effectuation hors du texte. En cela, Ricœur s’inscrit en faux par rapport à la
thèse structuraliste selon laquelle le langage serait sans dehors et
n’admettrait que des relations immanentes. ”Au contraire, […], c’est le langage
le plus libéré des contraintes prosaïques, le plus enclin pour cette raison à
se célébrer lui-même dans ses vacances poétiques, qui est le plus disponible
pour tenter de dire le secret des choses. Le langage poétique […] en empruntant
à la théorie des modèles, contribue à la « redescription » du réel” (Ricœur, 1995 : 47).
Voilà le défi lancé aux praticiens et praticiennes narratives. Si dans une perspective postmoderne la tâche
du ou de la thérapeute consiste à faciliter une renégociation du système de
compréhension dans lequel le « problème » existe, alors l’accent
devrait être mis sur de nouveaux récits métaphoriques ou poétiques permettant de
mieux comprendre sa vie et développer ses capacités de négocier de nouvelles significations
(Gergen, 2006).
”[…] Si la thérapie est un voyage dans le sens [s’interroge Gergen], comment donner
vie à sa dimension poétique ?” (Gergen, 2005 : 184-185). Je laisse le
lecteur répondre pour lui-même à cette interpellation. Quoiqu’il en soit, au
terme de ces réflexions, mon souhait est d’avoir pu susciter ce goût pour l’audace
poétique, à travers l’écoute attentive des histoires des patients, à travers les
interventions thérapeutiques, pour tendre, pourquoi pas, vers une
« poétique-thérapeutique ». En effet, avec Crettenand et Soulignac:
”Je pense que le plus grand défi du XXIe
siècle ne sera pas de sauver la planète et sa biodiversité, ce qui constitue un
enjeu fondamental. Il me semble que le plus grand défi pour le futur de
l’humanité sera de sauver la psychodiversité, soit la diversité des formes de
penser. C’est dans ce réservoir d’idées, les plus improbables, les plus
inattendues que se cachent les pièces du puzzle du monde de demain.”
(Soulignac &
Crettenand, 2021 : 202).
[1] ”La
métaphore est le processus rhétorique par lequel le discours libère le pouvoir
de certaines fictions de redécrire la réalité” (Ricœur, 1975 : 11).